J’habite dans une commune d’Occitanie dont la célébrité m’est souvent vantée par des messages non sollicités sur mon téléphone mobile. Il s’agit d’une célébrité à l’envers. Celle du podium que se disputent les villes ayant le privilège douteux de figurer au palmarès de la honteuse possession du rond-point le plus moche de France. Les commentaires affligés vont bon train pour huer, conspuer sans l’ombre d’une hésitation la mocheté consensuelle. Sans m’y méfier, je me suis mis à vanter un tel mérite chaque fois qu’un visiteur nous faisait le plaisir de venir nous voir. Cependant, cet humour m’écartait d’un plaisir sain échangé avec mon visiteur ; comme si la mocheté à laquelle j’adressais un pavé de plus me renvoyait des éclats de sa boue. Certes, l’aspect de la sculpture ornementale rassemblait un consensus critique d’ordre esthétique mais pourquoi fallait-il que je me réjouisse de participer à son discrédit en cherchant à y rallier mon visiteur ?
Malgré l’opprobre, la sculpture continuait de trôner au milieu de son rond-point, indifférente ou enorgueillie de cette célébrité, fût-elle négative. Elle passait tranquillement les saisons, au milieu du flot des véhicules pressés. Indifférente.
Un jour, anodin comme un virage autour de ce rond-point, un détail est soudain venu m’interpeller et fait naitre une émotion, par surprise giratoire. La base de la sculpture ne sortait pas de terre avec l’aplomb caractéristique de mon jugement panurgement socialisé. La base était oblique.
Ainsi, la naissance de cette sculpture était incertaine. Il ne s’agissait pas d’une opposition franche à l’attraction terrestre mais d’une poussée malhabile de son appui, et ne sachant du ciel ou de la terre, vers quelle attraction aller ou se laisser aller. Je la regardais alors différemment, cherchant à écouter son histoire avec un œil nouveau. Passé ce premier pas incertain, bloc par bloc, la sculpture prend forme. Il semble ne rien se passer mais bientôt, un autre bloc apparait, similaire mais séparé du précédent, comme si une étape avait été franchie. D’un appui originellement si incertain, les blocs suivants se redressent, retrouvent la verticale pour s’élever vers le ciel, exploser dans des directions multiples ses bras déployés, mêlant la lourdeur des formes d’origine à une quête de légèreté expressive. Sur ses cubes, point de feuilles, mais des dessins qui semblent enfantins, des couleurs primaires qui ne tomberont pas l’automne venu. Une essence éternelle. Le mot de résilience est venu clore d’une pensée mon observation nouvellement émotionnelle.
De cet extérieur sur lequel je projetais avec une méchanceté certaine le jugement de la différence esthétique, est venu vers moi une histoire, un intérieur révélé, une intimité qui a effacé la distance et fait naitre un sentiment de honte rétrospective. Cette expérience a transformé mon regard. Et mon rapport à moi-même. De quelle laideur tentais-je de me décharger sur cette sculpture ? Prendre soin de soi ne passe-t-il pas par prendre soin de l’autre ? Les consensus haineux sont finalement peut-être une chance, pour chacun, de prendre conscience et d’accepter avec bienveillance les parties de soi dont on redoute qu’elle ne soient qualifiées, un jour, de plus moche de France.
J’ai voulu partager cela avec vous, lecteur, visiteur de mon écrit. J’y ressens un plaisir très différent du partage précédent. Un plaisir créateur de lien avec moi-même et peut-être avec vous.